"Avec les mots on ne se méfie jamais assez"

Temps Mort

29/01/2013 15:49

Lourdement...

Sans cris ni pleurs...

Surtout, sans prévenir...

Mon père venait de chuter en plein match de football.

C'était un dimanche, et comme tous les dimanche de ma jeune existence, mon père et ses amis se rassemblaient sur les terrains de foot du Bois de Vincennes, alors encore le Royaume du Mâle.

Toutes les générations d'hommes s'y retrouvaient. Les uns pour tirer à la pétanque, les autres pour tirer tout court, planqués derrière les arbres ou abrités dans une camionnette.

Les footballeurs venaient le Septième Jour, premiers éclaireurs d'une horde de sportifs en tout genre qui allaient bientôt envahir le bois au nom du Dieu Sport, et marquer ainsi l'avènement de la dictature du bien-être. On ne viendrait plus au Bois pour sa tranquillité, on y viendrait pour se dépenser, un esprit sain dans un corps sain, suer et profiter de cette salle de gym en plein air.

Déjà, des terrains avaient fleuri au milieu de chênes centenaires; bientôt allait apparaître des «Parcours de Santé», ateliers superficiels en territoire naturel.

Le jour du Seigneur, donc, les hommes désertaient les bancs de l'église pour se soumettre au Saint Ballon. Dans sa grande clairvoyance, le Grand Barbu n'avait pas prévu que son plus grand rival serait une sphère blanche en cuir que 22 types en short s'arracheraient pendant 90 minutes.

Dans la tradition portugaise pourtant, la religion était la base de l'unité familiale.

En France, je n'avais jamais vu mes parents aller à l'Église. A leur arrivée en terre gauloise, l'apprentissage de la langue d'Astérix n'avait pas été une de leur priorité; et pour suivre une messe en V.O, il fallait tout de même avoir quelques notions linguistiques.

La messe pour eux, c'était pendant les grandes vacances, au Portugal.

En Lusitanie au moins, ils étaient entre eux; ma mère y allait même deux fois par jour, pour rattraper disait elle...

Mon père se contentait d'une visite quotidienne de quelques minutes, le temps de prier et de saluer le crucifié. Il retrouvait ensuite ses amis au bar du village pour y manger le corps du Christ (pain beurré tout chaud) et y boire son sang (cuvée spéciale du village).

Il ne prêtait pas une grande importance à la religion; toutes ces manœuvres pseudo-mystiques n'étaient que les derniers vestiges d'un héritage conservateur légué par mes grands-parents, que mon frère et moi allions finir par dilapider des années plus tard.

A l'heure de la messe gauloise donc, mon père retrouvait ses amis sur un terrain, toujours le même, et déjà en tenue.

Tenue qui consistait généralement à porter un short noir et un maillot aux couleurs de leur club national favori; le bleu des dragons de Porto ou le rouge du Benfica Lisbonne.

Les premiers temps de ma réalité footballistique, je crus même qu'il n'existait que ces deux équipes au monde. Je ne voyais que ces couleurs-là. Partout. Du fanion de la voiture jusque aux figurines des baby-foot portugais, en passant par certaines œuvres picturales d'un goût douteux. Et quand quelqu'un venait avec un maillot d'une autre couleur, tous les autres se foutaient de lui.

Venait ensuite le Grand Moment; celui de la composition des équipes...

Fastidieuse, interminable, elle prenait bien une demi-heure de la matinée et était la source des premières engueulades. Un règlement avait été instauré pourtant. Les joueurs devaient être tirées au sort, mais certains refusant de jouer avec d'autres, les équipes étaient remodelées jusqu'à que tout le monde y trouve satisfaction; c'est à dire jusqu'à que tout le monde joue dans l'équipe dans laquelle il avait joué la semaine précédente.

A savoir, mon père, ses trois frères et divers cousins contre les frères de ma mère et autres familiers.

Les deux équipes reconstituaient ainsi l'ossature masculine des deux villages d'où venaient mes parents.

Maillot bleu et short noir pour les dragons d'Ordelo, village paternel; Maillot rouge et short blanc pour le Benfica Istelo, village maternel.

Entre ces deux villages existait une rivalité dont plus personne ne savait où elle puisait son origine.

La Femme devait y être pour quelque chose puisque les isteleiros reprochaient depuis toujours aux ordeleiros de venir dans leur village uniquement pour séduire les isteleiras réputées pour leur beauté.

Il fallait comprendre la jeunesse d'Ordelo; leur village n'était pas bien grand et était surtout peuplé d'hommes. Leurs hormones les avaient donc poussé à explorer les bourgs avoisinants, en quête de la femme de leur vie.

Les isteleiros aussi étaient très beaux, mais ils étaient dénués du charme financier qui caractérisait les ordeleiros, puissants seigneurs agricoles. Les parents des jeunes isteleiras n'hésitaient donc pas à donner la main de leurs filles aux mieux dotés.

Ces rancœurs séculaires avaient suivi ma famille jusqu'en France, où le terrain de football représentait un champ de bataille où pouvaient s'exprimer tous ces ressentiments.

La composition des équipes était donc le moment de la provocation; chaque joueur ressassant à son adversaire certaines histoires passées.

J'assistais à ces danses du coq depuis la ligne de touche. Mon père m'emmenait toujours avec lui, ma mère restant à la maison pour s'occuper de mon frère nouveau-né et préparer l'eucharistie païenne des fidèles du Ballon Rond qui suivait chaque partie.

C'est au cours de ces rencontres que je développai mes premières notions en portugais. Mes premiers mots furent des insultes; chaque dimanche permettant à mon lexique auditif de s'enrichir d'un nouveau ( gros ) mot.

Mes parents ne parlaient jamais portugais en ma présence. La langue officielle dans l'appartement familial était le français; j'étais né en France, je vivais en France, je devais grandir à la française.

Mais pendant le jeu, mon père faisait une entorse au règlement, trop content de retrouver un morceau de Portugal. Avec ses amis, c'était le combat verbal pendant 90 minutes, un pugilat linguistique, sans aucune répartie intelligente. C'était à celui qui trouverait l'insulte la plus originale, la plus agressive, celle qui ferait sortir de ses gonds l'adversaire... Sauf mon père...

Règle tacite, personne ne devait énerver mon père.

Dans sa région natale, mon père avait été dans sa jeunesse une «célébrité», une figure. Il avait été ce qu'on appelle un caïd. La personne la plus en vue, celle qu'on craignait le plus.

Il avait commencé sa carrière de « star du coin » en pratiquant assidument l'école buissonnière, ce qui dans le Portugal des Années 5O n'était pas difficile à faire vu le peu de suivi des élèves et la pauvreté du système scolaire. Mon grand père était le seul à suivre son fils; à la trace et à coups de bâtons. Mon père s'en fichait, il continuait à se planquer dans les étables de son paternel quand celui-ci emmenait les vaches dans la montagne. Il y passait là ses journées, allongé sur de la paille, à fumer ou à dormir.

Quand l'occasion se présentait, il n'hésitait pas une seconde à donner du poing. Il avait été chef de bande et était d'une nervosité extrême.

Un de ses frères m'avait rapporté qu'un jour, mon père avait foutu la tête d'un type dans la cuvette des toilettes pour le seul motif d'avoir été dévisagé un peu trop longtemps. Il s'énervait pour tout, ce qui revenait à dire pour rien...

Ses colères, légendaires, étaient craintes. Il était hors de question de réveiller la bête qui sommeillait en lui. Mais malgré tous ses défauts, tout le monde l'aimait et il faisait rire tout le monde, notamment lors de l'orgie alimentaire qui suivait la fin du match.

En chutant ce jour-là, mon père siffla prématurément la fin du jeu.

Les autres joueurs crurent au départ à une énième de ses simulations. Ses frères l'avaient d'ailleurs surnommé « L'italien » en raison de sa propension à jouer la comédie et à se rouler par terre sur plusieurs mètres, réclamant une faute à un arbitre qui n'existait pas.

Un des frères de ma mère, Voldemar, passablement excédé par l'attitude de mon père tout au long du match s'approcha de lui pour l'insulter.

L'injonction verbale, remettant en cause le statut de ma grand-mère, instaura sur le terrain une pression terrible. Tout le monde imaginait déjà l'Italien bondir sur l'ainé de ma mère et imprimer, sur la première joue disponible, les initiales gravées sur sa chevalière dorée.

A présent, je me dis que ça aurait pu être drôle de voir le géant qu'était Voldemar se faire mettre en pièces par l'héritier de Frodon; l'Italien mesurant à peine 1m6O.

Il ne se passa rien...

Tonton Moustache ( je crois qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer les origines du surnom que je lui avais attribué), second frère de mon père, s'approcha de lui et l'appela par son prénom sans qu'il ne réagisse.

La confusion gagna alors les joueurs qui partirent à la recherche d'une quelconque aide. Dans l'affolement, on perd facilement sa langue adoptive; mes oncles ne se rendirent donc pas tout de suite compte qu'ils parlaient portugais à leurs voisins de terrain algériens.

Sans que l'on sache comment, les pompiers furent tout de même prévenus et arrivèrent rapidement pour évacuer mon père; ce qui ne fut pas chose facile, ses frères voulaient tous monter dans le camion.

Je ne m'inquiétais pas; j'étais bien trop jeune pour prendre conscience de ce qui se tramait; surtout, comme je voulais être soldat du feu, dessein ô combien original pour un enfant de 5 ans, j'étais heureux de voir mes futurs collègues en action.

Une fois les pompiers partis, Voldemar me ramena chez moi et annonça la nouvelle à ma mère.

 

Assis seul face à la table géante que ma mère avait dressé, j'avais compris aux premières larmes maternelles, qu'en ce dimanche automnal, il n'y aurait pas de rire bruyants, d'engueulades ou de brèves de comptoir portugaises.

Ma mère était dans la cuisine, avec Voldemar et Eliseu, le cadet de mon père à la fine moustache. Je l'entendais parler au téléphone... En portugais...

Comme elle n'insultait personne, je ne comprenais pas; j'entendais juste ses sanglots.

Ma mère vint tout de même me voir après avoir raccroché. «Viens querido... On va voir Papa à l'hôpital...».

Elle avait séché ses larmes, papa devait aller mieux.

En arrivant à l'hôpital, celui où j'étais né, j'eus tout de suite l'impression d'être épié.

La plupart des joueurs, encore en tenue, étaient présent, et certains avaient été rejoints par leur femme.

Je ne me rappelle pas avoir eu autant de caresses, de baisers et autres mots doux depuis ce jour. J'avais les joues en feu et le cuir chevelu irrité par toutes ces mains venues me réconforter.

Je voyais quelques personnes pleurer, pourtant c'était à moi qu'ils martyrisaient le visage et le crâne de ces gestes tendres répétés.

On parlait de moi aussi. « Il lui ressemble tellement » fut la phrase que j'entendis le plus souvent.

Ma mère salua le médecin, la première personne que je vis au monde; celui aussi qui avait dit que mon petit frère serait une petite sœur. Mon père avait d'ailleurs failli le « corriger » pour son erreur avant de se rendre compte que deux garçons, c'était pas si mal pour jouer au foot. Il y voyait déjà la relève footballistique d'Ordelo assuré.

Avant d'accéder à la chambre où mon père était soigné, maman me demanda de ne pas trop faire de bruit, car papa se reposait. Le match l'avait épuisé, il avait besoin de sommeil.

Les rideaux étaient tirés et ne laissaient filtrer aucun rayon de soleil. La pièce était seulement éclairée par la luminosité d'appareils tout aussi bizarre les uns que les autres, et par une lampe de chevet posée sur la table de nuit.

Mon père était couché sur le dos, les mains sur le ventre, tenant un crucifix. Je ne lui avais pourtant jamais connu de doudou; à part le mien que certains soirs il faisait semblant de voler pour m'énerver.

Il dormait calmement, ce qui me surprît; lui qui par de puissants ronflements, provoquait de véritables ondes de choc sonore à travers l'appartement et faisait vibrer les murs.

Nous nous approchâmes de lui... Je sentis ma mère trembler...

Elle me demanda si je voulais lui souhaiter bonne nuit. Je lui répondis que oui même si je trouvais bizarre de le faire en plein après-midi.

Je posai donc un baiser sur son front qui me parut plus froid que d'habitude.

Voldemar vint me chercher ensuite et laissa ma mère seule dans la chambre. Elle ne manquerait pas de le gronder; elle passait son temps à lui dire de faire attention à sa santé à cause du « cola stérol ». J'avais imaginé l'orthographe de cette manière, persuadé qu'elle lui reprochait de boire trop d'un certain type de coca.

 

Une fois rentré à la maison, je demandai à ma mère si l'Italien serait là à temps pour m'emmener à l'école le lendemain, comme il le faisait d'habitude.

Elle me répondit que demain, et les jours suivants, il ne serait pas là, et ne pourrait donc pas m'emmener. Sans attendre quelques questions de ma part, ma mère m'expliqua les raisons de sa future absence.

Mon père, et il devait nous l'annoncer ce soir, devait partir dès cette semaine en déplacement pour le travail. Étant le meilleur grutier de France, un type qui habitait le ciel lui avait demandé de venir déplacer quelques nuages. Le monde était grand, ça allait donc prendre du temps. En attendant son retour, il me revenait à moi de le remplacer en tant que « chef de famille » et de m'occuper de mon frère et de ma mère.

Moi qui aspirais à devenir chef une fois adulte, ça tombait bien; je n'avais pas imaginé réussir si rapidement. Ma mère ajouta que papa allait partir longtemps, mais qu'il ne fallait pas qu'on s'inquiète, il nous aimerait toujours.

Je lui avais répondu que ça m'allait, je voulais rester chef le plus longtemps possible...

Quand elle se mît à pleurer, je la rassurai; je ne ronflais pas, moi...

 

Dès le dimanche suivant, ma mère mît à profit l'absence de mon père pour, la première fois de sa vie, aller assister à une messe française; expérience que je partageai avec elle, et par un heureux hasard, avec une bonne partie de la famille qui avait eu la même idée.

Ce matin-là, tout le monde portait les mêmes couleurs... Du noir...

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