"Avec les mots on ne se méfie jamais assez"

Un homme, ça s'empêche

05/01/2013 18:40

 

Miguel avait terriblement envie d'une bière. D'une cigarette aussi d'ailleurs.

Assis à une terrasse de café baigné par un soleil caniculaire, le jeune homme avait toutefois préféré le coca au houblon et s'était débarrassé de ses cigarettes dans la matinée, ce qui dans son histoire personnelle n'était pas une révolte, mais plutôt une révolution.

Un homme, ça s'empêche s'était-il dit au moment où le serveur était venu prendre sa commande. Et Miguel était cet homme.

Depuis qu'il avait lu Camus, puis par la suite tout lu sur Camus, ce jeune habitant de Porto avait faite sienne cette phrase que le père du philosophe français avait prononcé alors que le jeune Albert était encore bébé.

Voulant réduire ce qu'il appelait lui-même « ses petits plaisirs mortels », Miguel trouvait appui et force grâce à cette définition de l'être humain camusien qu'il comprenait comme une invitation à ne pas céder aux passions et à agir en tant qu'Homme.

Bien sûr, Lucien Camus avait prononcé cette phrase dans un contexte totalement différent, lorsque au Maroc, alors combattant dans les rangs de l'armée française, il avait vu un de ses camarades égorgé, le sexe mutilé et placé dans la bouche. Alors oui, effectivement, dans ce cas-là, un homme ça devait vraiment s'empêcher. Miguel estimait toutefois que l'on pouvait appliquer la pensée camusienne paternel à la vie courante.

Le serveur revint et servi le coca ( zéro bien sûr )commandé, avant de continuer vers une table où se trouvaient deux jeunes hommes sensiblement du même âge que Miguel, à savoir la vingtaine d'années.

Le premier, silhouette frêle et maigrichonne enlisée dans un polo bariolé bien trop large pour lui, avait pris un jus de pomme; le deuxième, bien mieux bâti, plaisant sans doute aux femmes et arborant ses muscles grâce à un t-shirt rouge aux manches très courtes, avait opté pour un demi. Miguel le détesta tout de suite...

Non seulement cet homme était beau et grand, son antithèse donc, mais en plus, lui ne s'empêchait pas et buvait tranquillement une bière, qui plus est une Super Bock, la bière nationale.

Le gringalet au moins s'était empêché. Voilà un homme, un vrai, quelqu'un qui avait des valeurs. Pas comme cet espèce de montagnes de muscles, sans doute sans cervelles, qui manquait totalement de classe dans la dégustation de sa bière, levant le coude et portant son verre aux lèvres comme si il n'avait pas bu depuis des mois.

Enfin quoi, une bière, en plein été, c'était comme le Saint Graal. On ne prenait pas la coupe comme un vulgaire godet. Il fallait d'abord profiter de l'instant, admirer la couleur de l'orge, laisser couler les larmes de condensation, sentir le verre transpirer sous la paume de sa main, en ressentir sa chaleureuse fraîcheur...

Le soda choisi, Miguel le savait, ne suffirait pas à satisfaire son besoin de fraicheur et de désaltération. Pourtant, il devait tenir, il devait s'empêcher...

Le serveur passa de nouveau à côté de lui, slalomant entre les tables vertes, le plateau chargé de Super Bock destiné à un groupe réfugié sous un parasol aux couleurs de la marque. Eux non plus ne s'empêchaient pas, se jetant sur le plateau du serveur à son approche, voyant en lui un nouveau Messie apportant le salut au moment où les t-shirts, rendu moite par la sueur, ne faisaient plus qu'un avec la peau.

Pas étonnant que le Portugal aille si mal, pensa Miguel. Dix millions de personnes cédant si facilement aux passions, si facilement à l'appel de l'alcool, ne pouvaient pas, selon toute vraisemblance, s'empêcher de contracter des crédits à taux variables, ou de voler le Trésor en ne payant pas d'impôts.

Une nation, ça devait s'empêcher...

Miguel se disait qu'il n'y avait désormais plus que quelques personnes héroïques dans son pays, à l'image du jeune homme au jus de pomme à qui il avait envi d'aller serrer la main pour le féliciter de sa volonté de fer quand tout le monde autour de lui buvait de l'alcool, conduisant ainsi l'État à sa perte.

Miguel n'avait pas toujours été d'une telle volonté. Il y a encore quelques temps, la bière avait été sa boisson préféré, et chaque prétexte avait été le bon pour assouvir l'amour qu'il portait pour les blondes; que ce soit à l'occasion d'un match du FC Porto, en soirée chez des amis ou lors d'interminables tournées dans les bars de sa ville. Son père, qui voulait ce qu'il y avait de mieux pour son fils quand celui-ci venait lui rendre visite, mettait un point d'honneur à lui faire gouter l'agua ardente1 qu'il produisait lui-même et dont le feu qu'il provoquait dans la gorge ne pouvait s'éteindre qu'à l'aide d'une énième bière .

Ainsi, toutes ces dernières années, Miguel avait pour ainsi dire entretenue un certain embonpoint et cela n'avait pas été sans conséquence sur ses relations amoureuses resté pour le moment du domaine du fantasme.

Ce fut à la suite d'une énième déconvenue amoureuse, la fille élue ne voulant pas répondre à son amour au nom d'une amitié qui risquait d'être gâchée ( le jeune homme avait fini par lui dire que des amis, ce n'était pas ce qui lui manquait, et que son amitié, hé bien elle pouvait se la carrer là ou il n'aurait jamais accès, du moins avec elle... ) que Miguel avait décidé de se prendre en main en s'inscrivant dans une salle de sport.

Son abonnement, de type low-cost, ne lui permettant pas l'accès à la salle les soirs et week-end, Miguel s'était mis à sécher les cours pour aller s'entrainer en journée, ratant ainsi ses études de philosophie.

Il avait mis des mois à mincir, à perdre des kilos en trop, à dessiner ses muscles, exorcisant ainsi les fantômes de l'université qui le rattrapait de temps à autre. Il s'était fait la promesse que plus jamais on l'appellerait « le fût ».

Son amincissement n'avait pas été sans quelques changements sur son alimentation et son hygiène de vie. Afin de préserver sa masse musculaire, Miguel avait pris l'habitude de manger protéiné et, pour garder la ligne, essentiellement des légumes.

Quant à l'alcool, il ne s'autorisait plus qu'à boire le week-end, et surtout il s'interdisait la bière, dont les vertus abdominales restaient encore à prouver.

Dans la foulée, Miguel s'était aussi coupé peu à peu de certains de ses amis qui lui avait reproché son excessif besoin de sport qui l'avait amené parfois à s'entrainer plus de trois heures par jour et à refuser les sorties en semaine afin de ne pas perdre les bénéfices de ces séances.

Miguel n'avait qu'un seul objectif, celui de plaire de nouveau aux femmes; ou plutôt, simplement de plaire aux femmes.

Il n'était donc plus question de céder aux passions aussi facilement; pas comme celui qu'il croyait être son allié, le jeune au jus de pomme, qui venait de le trahir en commandant um fino2, et, dans le déshonneur le plus complet, d'allumer une cigarette. Quelle faiblesse de la part de son ancien allié! quelle bassesse dans son comportement!

Non sans d'immenses difficultés, il le reconnaissait volontiers, et au prix d'un énorme courage, Miguel avait arrêté de fumer complètement du jour au lendemain, même si le lendemain en question ne datait que d'avant hier.

Il se rappelait encore le jour où pour la toute première fois, il avait posé une cigarette sur ses lèvres. Miguel venait alors d'intégrer la fac de Lisbonne, et voyant qu'il était un des seuls à ne pas fumer entre les cours, moment où se tissaient les premiers liens amicaux et/ou amoureux, il avait mendié une première cigarette avant d'en quémander une seconde, pour finalement s'acheter un premier paquet avec lequel il réussît à ne plus crapoter.

Par la suite, sa consommation de tabac avait suivi une courbe exponentielle ascendante passant d'une cigarette de temps à autre pour atteindre, en fin de première année, un rendement régulier d'un paquet par jour, voir deux en cas de soirée prolongée.

Certes, le tabac était mauvais pour la santé, favorisait le cancer du poumon et une haleine soutenue; mais Miguel était habitué à voir le bon côté des choses et ce qu'il voyait avant tout dans la cigarette, c'était un geste sensuel et viril ( il copiait Humphrey Bogart dans Casablanca ), une voix rauque, et les vertus amincissantes de la nicotine, véritable coupe-faim brûlant des calories.

Désormais tout cela appartenait au passé, un passé dont Miguel se souviendrait avec nostalgie, et qu'il pourra raconter à ses futurs enfants, ou en attendant, aux enfants de son frère qui ne pourront croire que ce sportif bien sous tout rapport et donnant l'exemple ait pu être un jour un débauché.

Miguel était fier de son parcours; ni la chaleur étouffante, ni le goût frais de la bière qu'il imaginait très bien et qui l'entraînerait sans aucun doute vers les voluptés de la nicotine ne l'empêcheraient de suivre l'enseignement de Lucien Camus.

Miguel appela le serveur, un autre coca ferait l'affaire, il resterait raisonnable.

Raisonnable... Cela lui rappelait une citation... Encore un français d'ailleurs, Chamfort, qui avait écrit:« Les raisonnables ont duré, les passionnés ont vécu ».

Une phrase qu'il comprenait comme une invitation à vivre pleinement, sans concession.

Il commanda alors un demi et demanda une cigarette à son voisin.

1 Eau-de-vie

2 Équivalant dans le nord du Portugal du demi français ( 20cl )

 

© 2013 Tous droits réservés.

Créer un site internet gratuitWebnode